Chapitre XXVII
D’abord, Mikhail crut qu’il avait mal entendu. Derrière lui, il entendit Marguerida avaler de travers, puis se mettre à tousser.
— Nous marier ?
Qu’est-ce que ça voulait dire, bon sang ?
— Vous devez être unis, devenir un, pour que je puisse te confier mon fardeau.
— Ton fardeau ? dit Mikhail, de plus en plus furieux.
Le vieillard parlait par énigmes !
— Il veut dire qu’il ne peut pas te donner son anneau avant que nous soyons mariés, je crois, Mik. Que je suis bête ! Qui va nous marier ici dans le passé, et pourquoi cette soudaine impression de frustration ? Je n’ai jamais désiré des fleurs, des voiles et des cérémonies somptueuses. Et mon père n’est pas là pour… accorder ma main – quelle coutume ridicule, comme si je n'étais pas assez grande pour l’accorder toute seule ! Oh, zut ! Mais c’est peut-être la seule façon – la seule façon dont nous puissions être l’un à l’autre, et au diable les intrigues des Comyns pour le pouvoir !
Les pensées de Marguerida traversèrent l’esprit de Mikhail comme du vif-argent, sous-tendues d’émotions chaotiques et conflictuelles. Il perçut joie, soulagement, fureur, et tant de désappointement que son cœur se serra.
— Margarethe a compris, dit doucement Varzil. Et je suis désolé d’exiger cela de vous – un mariage devrait être une fête, et non une nécessité.
— Je ne comprends toujours pas, grommela Mikhail. Et il est toujours impossible que tu me donnes ton anneau – cela nous tuerait tous les deux.
Mikhail avait l’impression d’être pris au piège. La colère et la peur rivalisaient en lui, malgré ses efforts pour les dominer. Il n’avait pas envie de cet anneau, et il n’avait pas envie d’être manipulé par cet étranger, même si c’était le laranzu le plus puissant de l’histoire.
Varzil sourit, et son visage prit une nouvelle jeunesse.
— Le voyage dans le temps est impossible aussi ; ce que je propose est simplement très difficile.
Mikhail sentit cette affirmation entrer dans sa tête, sans la comprendre. Puis il réalisa son humour, et ne ressentit rien, sauf de la surprise. Il ne lui était jamais venu à l’idée que Varzil le Bon savait plaisanter ! Et au lieu de se calmer, sa rage s’accrut. Comment cet homme osait-il se moquer de lui !
— Va au diable ! rugit-il, mettant toute sa frustration dans ces mots.
Varzil n’eut pas l’air de s’en formaliser, mais s’éclaircit la gorge et poursuivit avec ironie :
— T’es-tu jamais posé des questions sur la coutume des catenas ? Pourquoi encerclons-nous de bracelets les poignets des époux ? Le sens de cette cérémonie s’est peut-être perdu au cours des ans, ou n’est devenu qu’un moyen de concrétiser une alliance.
Mikhail fut intéressé malgré lui. Sa colère s’évanouit, et fit place à la curiosité.
— Je n’y ai jamais beaucoup réfléchi, Varzil. Et franchement, je trouve que menotter deux personnes ensemble est plutôt… disons, barbare.
C’était vrai qu’il n’y avait jamais beaucoup pensé avant de rencontrer Marguerida. Elle l’avait changé, avec ses questions pénétrantes et sa connaissance d’autres mondes que Ténébreuse. Sa vie lui semblait divisée en deux parties, avant et après Marguerida.
— Oui, cela peut paraître ainsi. Mais au début, les catenas étaient davantage qu’un symbole, car elles joignaient les énergies de deux laran en un seul, dont la somme était plus puissante que les parties, leur permettant de créer un lien unique qui ne pouvait pas exister autrement.
Mikhail regarda Varzil, médusé. Il ne connaissait aucun mariage di catenas ressemblant de près ou de loin à ce que décrivait le vieillard. Ni ses parents, ni Régis et Dame Linnea ne lui paraissaient unis le moins du monde par leurs pouvoirs mentaux. Et pourtant, c’était l’intention originelle, se dit-il. Idée remarquable, mais il n’était pas sûr d’être à la hauteur.
Marguerida se leva et les rejoignit. Il la sentait analyser les paroles de Varzil, son esprit acéré s’emparant du concept, le décortiquant et le recomposant. Qu’elle pût faire ça en quelques secondes, alors que ça lui aurait pris une éternité, était pour lui un sujet à la fois de fierté et d’irritation. L’esprit de Marguerida, se dit-il, était une flèche brillante, et le sien était plus semblable à un lourd marteau, qui devait marteler longuement les idées avant de les assimiler.
— Je comprends ce que tu veux, et je pense que c’est une bonne chose, dit Marguerida, baissant les yeux sur le lit. Mais comment ? Tu as un prêtre caché quelque part dans ces murs ?
Mikhail sourit.
— Nous ne donnons pas beaucoup dans les prêtres sur Ténébreuse, à moins de compter les cristoforos. N’importe quel seigneur Comyn peut célébrer la cérémonie – mon père aurait pu vous menotter, toi et Gabe tout à fait légalement, s’il avait eu le courage de te bâillonner.
— Ou de me droguer, marmonna-t-elle.
— Il n’a pas assez d’imagination pour penser à ces deux choses. Et même si l’idée lui en était venue, il ne l’aurait probablement pas mise à exécution, parce que ça aurait fait jaser, et qu’il a horreur de ça.
Ils oublièrent un instant le vieillard sur la couche, et se regardèrent en souriant au souvenir de Dom Gabriel.
Puis Varzil toussa, les ramenant à leur problème.
— Sais-tu pourquoi le bracelet de la femme est toujours plus large que celui de l’homme ?
— Non, Varzil, je ne le sais pas. C’est l’une des nombreuses coutumes de Ténébreuse dont tout le monde croit que je les connais, et que, par conséquent, personne ne m’explique, dit Marguerida, brusqua et impatientée.
— Je ne le sais pas non plus, reconnut Mikhail.
Elle l’étonnait, et il se dit qu’elle serait capable d’envoyer promener Zandru lui-même, Non qu’elle fût sans aucune crainte, il le savait, mais elle était trop fatiguée pour s’en soucier maintenant. Puis il réalisa que la confusion de son esprit s’était dissipée. Il avait encore peur, mais d’une façon lointaine. Qu’y avait-il dans l’eau ? se demanda-t-il. Il avait les idées claires, et la faim ne le tourmentait plus.
La perspective d’épouser sa bien-aimée finit par pénétrer son esprit et l’occuper tout entier. Il trouvait ça bon et mauvais à la fois. Il réfléchit, et finit par réaliser que cela leur était imposé, sans considération pour leurs sentiments. Ils devaient se marier, et sur-le-champ.
Avant qu’il ait pu analyser ses émotions, Varzil reprit :
— La femme a le bracelet le plus large parce qu’elle a la plus grande force – la force de mettre les enfants au monde. D’une certaine façon, la femme est la personne la plus importante du couple, Margarethe, non la moindre.
— Je vois. Et c’est pourquoi vous enfermez les femmes, que vous les laissez mourir en couches et que vous les maintenez dans la servitude depuis des siècles, dit-elle avec une férocité qui fit grimacer Mikhail.
— Il n’y a pas de système parfait, Margarethe.
Cette critique cinglante ne semblait pas avoir perturbé Varzil le moins du monde.
— Non bien sûr, je suppose, dit-elle, à la fois triste et furieuse. Eh bien, passons à l’action, avant que je…
Elle tourna ses yeux d’or vers Mikhail, et son expression s’adoucit.
— Nous sommes faits l’un pour l’autre, tu le sais. Nous l’avons toujours été. Mais je ne peux m’empêcher de désirer un bain chaud, des vêtements propres et beaucoup de fleurs. Et mon père. Je veux que mon père soit là.
Il vit des larmes briller dans ses yeux.
Mikhail la prit dans ses bras et la serra contre lui. Ne sois pas si triste, ma chérie ! Je sais que tu espérais autre chose, mais je t’aime de tout mon cœur.
Je sais, Mik, et je t’aime aussi. Mais j’ai quand même l’impression d’être piétinée. Je ne pensais pas avoir un seul atome romanesque dans tout mon corps, et je m’aperçois que j’en ai des quantités, qui désirent tous de la musique et une belle robe. Tu n’as sans doute jamais entendu la Marche Nuptiale de Kotswold, et de toute façon, il n’y a pas un seul orgue sur toute la planète. Mais quelque part, j’ai toujours eu envie de l’entendre à mes noces, avec la flûte qui représente-le marié appelant sa fiancée, et les violes qui répondent. C’est d’abord très doux, puis le son s’enfle, les voix font leur entrée et attaquent le thème central. À la fin, on n’entend plus qu’une seule voix, la flûte et la viole indiscernables.
Ce doit être magnifique ! Il était très ému par sa nostalgie, et il perçut la musique telle qu’elle la jouait mentalement. Et il était étonné également, parce qu’il ne l’aurait jamais soupçonnée d’avoir ce genre d’aspiration. Elle ne lui avait jamais révélé la partie féminine de sa personnalité, réalisa-t-il, sauf quelques fois en rêve. Elle cachait résolument cette féminité, pour se protéger des blessures. Il connaissait sa force et sa peur d’Ashara, mais il ignorait tout ce côté vulnérable.
Tu aurais dû tout avoir – la robe, les demoiselles d’honneur, la musique – tout.
Ça ne fait rien. Je suis très fatiguée, c’est tout, et tout me paraît accablant. Ce lieu – il a quelque chose d’étrange et il me donne le vertige. Cette eau que j’ai bue… j’ai l’impression qu’elle m’a enivrée !
Moi aussi !
Mikhail baissa les yeux sur le vieillard. Ses paupières étaient fermées, et la main à l’anneau reposait sur les couvertures, usée et sans force. Mais sa respiration était profonde et régulière.
— Très bien – nous acceptons, vu qu’il est clair que tu nous as appelés pour ça.
— Je dois vous paraître bien froid et arrogant de vous avoir traînés à travers les siècles pour les besoins de ma cause – et effectivement, je me suis préparé à cette action pendant des années. Mais elle n’est pas inspirée par l’égoïsme, je le jure, car l’avenir de Ténébreuse dépend de ce mariage. Le pouvoir que je vais vous conférer sera nécessaire en son temps.
— Nous n’avons d’autre choix que de te faire confiance, Varzil.
— Oh, Mikhalangelo, je ne te faillirai pas de nouveau !
— De nouveau ? se hérissa Mikhail.
— Il parle de l’autre Mikhalangelo – celui que Robard croyait mort. Celui à qui tu ressembles, et la Margarethe à qui je ressemble – sauf que ses yeux ne sont pas aussi dorés que les miens.
— Oui, c’est bien ça. Si tout s’était bien passé, ils auraient été mariés comme ils le souhaitaient.
— Mais ils sont morts, n’est-ce pas, Varzil ?
— Ils sont morts, dit-il avec une tristesse infinie.
Mikhail regarda Marguerida et Varzil tour à tour, puis ramena son regard sur Marguerida.
— Veux-tu dire que nous avons déjà vécu ?
— Non, pas précisément. Vos âmes sont bien à vous, pas à d’autres. Mais dans le surmonde, il y a… comme un échantillon de toutes les âmes qui ont jamais existé dans le passé et existeront dans l’avenir, et des âmes similaires reparaissent d’éon en éon. Moi-même, avec toutes mes connaissances, je ne peux pas l’expliquer, mais seulement l’accepter.
Mikhail en fut immensément soulagé. Pour des raisons impossibles à exprimer, il ne supportait pas la pensée d’être la réincarnation d’un lointain étranger. Il aurait eu l’impression d’être une mauvaise copie, une image floue de lui-même, et non pas l’homme qu’il espérait être.
— Eh bien, comment allons-nous procéder ?
Maintenant, Marguerida était nerveuse et impatiente, comme si elle allait boire une potion amère et voulait en finir le plus vite possible. Mikhail sentait l’agréable odeur de ragoût de son haleine, et celle, musquée de son corps. Il se dit qu’elle lui plaisait bien avec ses cheveux en désordre, sa figure sale et l’odeur de cheval dans ses vêtements.
La silencieuse vieille qui était restée à l’écart s’approcha en traînant les pieds, portant une boîte en bois abondamment sculptée de petits personnages. Arrivant près d’eux, elle ouvrit le couvercle, et Mikhail vit deux magnifiques bracelets de cuivre reposant sur le doux capitonnage. Le métal ne brillait plus, mais était couvert de vert-de-gris.
— Ils étaient destinés aux deux autres, n’est-ce pas ?
— Oui, Margarethe, ils l’étaient. J’en ai surveillé la fabrication moi-même, tout en sachant qu’ils ne serviraient sans doute pas. Tu parais gênée d’avoir à les porter. Je peux seulement te dire que l’amour de ces deux jeunes gens était grand, aussi grand que celui que vous éprouvez l’un pour l’autre. Ces deux belles âmes étaient pleines de promesses, promesses qui ne se sont jamais réalisées.
— C’est une bien triste histoire, on dirait.
— Oui, en partie. Mais elle n’était pas sans espoir. Et sans triomphe.
Il se tut, réfléchissant.
— L’histoire n’est pas encore terminée, et je ne te dirai pas comment elle finit.
— Je n’ai jamais pensé que tu me le dirais, Varzil.
— Tu es très intelligente, Margarethe, tu comprends très vite.
— Vraiment ? Pourtant, j’ai l’impression de plus en plus forte d’être une marionnette.
Varzil soupira et s’assit lentement dans son lit. Les couvertures glissèrent, révélant sa robe grise. Dans cette posture, ils virent qu’il n’était pas très grand, et que ses os semblaient fragiles sous son vêtement.
Tendant le bras, il prit la boîte des mains de la vieille et contempla en silence les bracelets vert-de-grisés. Perdu dans ses pensées, il semblait avoir oublié leur présence. Puis il revint à la réalité et redressa les épaules avec effort.
— Dis-moi, Varzil, aurais-tu donné cette bague à ce Mikhalangelo ?
Mikhail ne comprit pas pourquoi cette question lui vint à l’esprit, mais maintenant, il avait envie d’en savoir la réponse.
— Non, ce n’était pas mon intention. C’est seulement après sa capture que j’ai réalisé ce que je devais faire, et cela m’a coûté beaucoup de porter le poids de la connaissance et de l’attente.
— L’attente de quoi ?
— De la destruction de la Tour des Miroirs par toi-même, Margarethe. Car sans la matrice fantôme que tu as dans la main, mon projet serait réduit à néant. Tu ne sais pas encore ce que tu possèdes, et je ne peux pas te le dire, sauf que c’est elle – et non pas moi – qui te permet de jouer avec le temps. Et je connais les mystères du temps autant que c’est possible à un mortel. De plus, elle a aussi anéanti les plans d’Ashara.
Marguerida éclata de rire.
— Je ne demande pas mieux que de déjouer les plans de cette sorcière en tous lieux et en toutes époques, pour ce qu’elle m’a fait et a fait à toutes les pauvres femmes qu’elle a possédées et utilisées. Mais à mon avis, tu te trompes. C’est moi qui suis le jouet du temps, et pas le contraire.
Varzil hocha la tête.
— Il est parfois difficile de distinguer un bout du bâton de l’autre. Bon, commençons. Ôte ton gant de soie, Margarethe, et toi, Mikhail, sors ta matrice.
Un peu à contrecœur, Mikhail passa la main dans sa tunique et sortit sa pierre-étoile. Du coin de l’œil, il vit Marguerida enlever sa mitaine, révélant les lignes bleues courant des phalanges jusqu’au poignet. Dans la pénombre, elles paraissaient plus sombres et plus puissantes. Il se demanda si la différence venait de son regard, ou si son entraînement à Arilinn et Neskaya avait accru sa puissance.
Mikhail sortit sa matrice de son enveloppe de soie. C’était une modeste pierre, convenant à son modeste laran, et il porta son regard sur la bague étincelant au doigt de Varzil.
C’était insensé. Il savait que personne ne pouvait toucher la pierre-étoile d’un autre sans risquer un choc – parfois fatal – pour les deux parties. Il était certain de ne pas être assez fort pour contrôler les énergies qui puisaient entre les facettes chatoyantes du bijou extraordinaire et dangereux de Varzil.
Mikhail prit une profonde inspiration, formulant mentalement une protestation, réfléchissant à toute vitesse. S’il faisait ce que demandait Varzil, il mourrait sans doute. Et s’il mourait, à quoi lui servait-il d’épouser Marguerida ?
Mikhail ouvrit la bouche, et s’aperçut qu’il avait la gorge sèche. Il voulut déglutir, et en fut incapable. Le sang lui martelait le cerveau, et il craignit de s’évanouir. Mais le malaise passa, remplacé par une force soudaine et inexplicable courant dans ses veines, comme s’il avait dormi pendant une semaine et consommé deux douzaines de repas.
Mais si son corps était reposé, son cœur défaillait devant la peur qui l’emplissait, le rongeait, le harcelait. Il se rappela qu’Emelda l’avait ensorcelé pendant des semaines, et que la petite sorcière avait fait de lui son jouet. Il avait dû faire appel à sa sœur pour qu’elle le sauve – la honte le tenaillait toujours.
Mikhail recula mentalement d’un pas, considérant sa position avec une froide réserve qu’il ignorait posséder. Pourquoi devait-il faire confiance à ce vieillard radoteur, ou même à sa bien-aimée – avec son laran à moitié entraîné et cet instrument de pouvoir imprimé dans sa chair quand elle était dans le surmonde ? Il n’avait aucune réponse, aucune certitude, seulement un faible espoir, trop fragile pour laisser sa vie en dépendre.
Varzil le regardait, les yeux larmoyants mais pleins de compassion, comme s’il sentait la guerre qui faisait rage en l’âme de Mikhail. Naturellement – Varzil était un Ridenow, et leur Don était l’empathie ! Il ne voulait pas de sa compassion, ni de sa sympathie non plus ! Il aspirait seulement à quitter ce lieu et cette époque, à être n’importe où ailleurs, quelque part où les choix ne seraient pas si déchirants, où son âme ne serait pas écartelée.
Margaret fléchit les doigts, attirant son attention par ce geste, et il vit les lignes lumineuses s’animer et fulgurer sur sa paume. Il leva les yeux sur son visage ; elle avait le regard vague et vitreux, comme tourné vers l’intérieur, et la bouche pincée comme pour réprimer un hurlement terrible. Sous la masse en désordre de ses cheveux, la sueur perlait à son front, luisant à la faible luminescence émanant de sa main, et qui projetait aussi des ombres tremblotantes sur son nez et sa bouche.
Mikhail comprit qu’elle luttait contre ses démons, comme lui tout à l’heure. Ce combat silencieux lui fut pénible à voir – il ne voulait pas savoir ce qui la tourmentait. Mais si elle pouvait affronter cette épreuve, alors il devait se montrer digne d’elle. Non : digne de lui-même !
Mes enfants, soutenez-moi maintenant !
Mikhail voulut résister à cet ordre, mais en fut incapable. Ses yeux se détournèrent de Marguerida et se posèrent sur le visage calme du vieillard. Ses traits s’étaient modifiés, maintenant plus jeunes, plus lisses, plus nets, comme si, lui aussi, avait remonté le temps.
La vieille servante était debout à la tête du lit, les mains sur les épaules de Varzil. Mikhail sentait presque la force qu’elle communiquait au vieillard, dont le visage rajeunissait à vue d’œil. Dans la façon dont elle soutenait Varzil, il y avait quelque chose d’important, quelque chose qu’il aurait voulu comprendre. Il fixa son regard sur elle, et, sous ses yeux, le vieux visage se métamorphosa, elle redevint blonde et jeune comme Varzil tout à l’heure, et nimbée d’une aura lumineuse émanant de sa chair même.
Mikhail dut baisser les yeux, subjugué par ce rayonnement. Ce n’étaient pas ses yeux, mais son âme qui ne pouvait pas supporter cet éclat. Et baissant les yeux, il comprit ce qui lui échappait jusque-là. Il n’y avait pas de honte, pas de perte de virilité à accepter le soutien d’une femme – mais cela ne devait jamais aller de soi et il ne fallait pas en abuser. C’était un présent, dont il ignorait l’existence jusque-là, et il en fut ébranlé jusqu’aux moelles.
Mikhail sentit l’aura de cette femme se dilater, emplir toute la pièce, et ses genoux se fléchirent d’eux-mêmes. Immobile sur le sol glacé, consumé d’une immense crainte révérencielle, il eut l’impression que son cœur allait s’arrêter de battre. Levant les yeux sur la clarté surnaturelle, il vit le sourire radieux qui balaya toutes ses craintes, tous ses doutes. Il aurait pu baigner dans cette douceur jusqu’à la fin des temps.
Sa pierre-étoile serrée dans sa main lui parut misérable, indigne de la présence rayonnante qui le tenait sous son emprise. Il tremblait de tous ses membres, avait vaguement conscience du sol froid sous ses genoux, du vide de son estomac, des courbatures de ses muscles, mais ces incommodités terre à terre lui parurent appartenir à un autre homme, à un autre temps.
Puis il sentit la main droite de Marguerida sur son poignet, le contact de ses doigts doux et frais sur sa peau. Son corps se détendit, et la crainte révérencielle qu’elle éprouvait le pénétra, comme la sienne la pénétra aussi. Ce fut un instant d’union plus intime que tout ce qu’il avait imaginé.
Elle était agenouillée près de lui, et il vit sur son visage une joie comparable à la sienne. Ses yeux brillaient de larmes qui coulaient lentement sur ses joues et dans le col de sa tunique. Il sentit Marguerida stabiliser ses émotions croissantes, soutenir la force qu’il sentait monter en lui, en écho à la figure radieuse debout derrière Varzil.
Nous sommes ici pour unir cette femme, Margarethe de Windhaven, et cet homme, Mikhal Raven de Ridenow, appelé l’Ange de Serrais, en une personne, une âme, un esprit et un cœur. Nous appelons la bénédiction des dieux sur cette union. Margarethe, jures-tu d’honorer cet homme de corps et d’esprit tous les jours de ta vie ?
Mikhail attendit, car Marguerida ne répondit pas pendant ce qui lui parut une éternité, tout en remarquant que Varzil utilisait un rituel qui lui était étranger, qui omettait certains termes auxquels il était habitué. Ce n’étaient pas leurs noms non plus, et cela lui donna à réfléchir. Puis il réalisa qu’en ce lieu et en cette époque, c’étaient les seuls que Varzil connaissait. Ou peut-être y avait-il une raison plus complexe de dissimuler leur identité.
Je l’honorerai tous les jours de ma vie.
Et toi, Mikhal Raven de Ridenow, jures-tu de servir cette femme de corps et d’esprit tous les jours de ta vie ?
La servir ? Cela lui parut bizarre, le contraire des vœux du mariage tels qu’il les connaissait, et il hésita un instant. Puis, il réalisa en un éclair qu’il ne désirait rien davantage que de servir cette femme. Seule l’intention comptait, non les termes.
Je jure de servir cette femme, de corps et d’esprit, tous les jours de ma vie.
Ces paroles l’emplirent d’un profond sentiment d’accomplissement, le doux sourire de la femme lumineuse s’élargit, et, un instant, il se sentit léger comme une plume. Les doigts de Marguerida se resserrèrent sur son poignet, tièdes contre sa peau.
Varzil prit le bracelet le plus large dans la boîte posée sur ses genoux, et il le referma autour du poignet de Marguerida. Puis il répéta le processus, et Mikhail sentit le poids du bracelet à son bras, plus froid et lourd qu’il ne s’y attendait.
Moi, Varzil Ridenow, Seigneur de Hali, je reçois leurs serments qui les lieront à jamais. Ils sont mariés, non seulement par les paroles, mais par le doux sang de la terre. Ils sont unis par le corps et par l’esprit, ainsi qu’ils étaient destinés à l’être depuis le commencement des temps. Je jure que ces deux êtres ne font plus qu’un, unis et inséparables jusqu’à la fin du monde.
Un instant, Mikhail se sentit libéré, comme si un fil qui le retenait captif avait été délié. Il savait que Marguerida ressentait la même chose, et, se tournant vers elle, il lui donna un baiser tel qu’il n’en avait jamais donné à une femme, son haleine d’une douceur presque douloureuse, et il sut qu’il se rappellerait cet instant jusqu’à son dernier souffle.
Mikhal Raven de Ridenow, donne-moi ta matrice. N’aie aucune crainte !
Mikhail ouvrit lentement sa main moite, se demandant pourquoi il ne ressentait aucune peur. Si Varzil touchait sa pierre, le monde pouvait finir pour lui. Mais il était ensorcelé et il agissait comme en rêve.
La petite pierre-étoile flotta hors de sa main, point de lumière dans la lumière émanant de la femme debout derrière le grand homme. Elle franchit comme l’éclair l’espace séparant Mikhail de Varzil, comme un insecte luminescent, puis tomba sur l’énorme matrice ornant toujours la main du laranzu. Elle y disparut en un éclair, et il se raidit, soudain terrifié en dépit des paroles rassurantes de Varzil.
Mais il n’y eut aucun choc, aucun traumatisme. Mikhail ressentit simplement un vertige momentané, l’impression d’être à l’intérieur même de la pierre, dérivant entre ses facettes chatoyantes, ballotté par des forces invisibles qui le traversaient comme la lumière. Il se sentait percé de part en part, dans toutes les cellules de son corps, et aussi dans cette partie de lui-même qu’il ignorait posséder, dans la flamme intérieure de son être même.
Mikhail leva les yeux sur Varzil, et vit son propre visage le regarder, ses propres yeux brillant d’un éclat surnaturel, ses boucles blondes tombant en désordre sur son front. C’était bouleversant, plus bouleversant que la perte de sa matrice, et son esprit tenta de se rebeller, de nier.
Mais la vision disparut, et Varzil redevint soudain lui-même, vieux et fragile. Maintenant Margarethe, ôte l’anneau de ma main et apprends quelque chose des pouvoirs que tu possèdes – de la main marquée pour cette occasion !
Mais cela te tuera !
Vite, mon enfant ! Je ne pourrai plus contrôler les énergies très longtemps. Fais ce que je te dis !
Marguerida tendit une main prudente, Varzil inclina la sienne, et la bague tomba dans la paume ouverte. Marguerida ne bougea pas, mais resta immobile, l’anneau dans la main, les yeux étincelants. Son visage et son corps se raidirent. Par la main de Marguerida refermée sur son poignet, Mikhail sentit l’énergie courir dans ses veines, percer en lui de nouveaux canaux, brutalement. C’était une sensation terrible, même avec une intermédiaire, et il sut que Marguerida n’aurait pas pu le supporter sans la présence de cette étrange femme, qui maintenant ne semblait faite que de lumière, et qui abritait sa bien-aimée, la protégeait.
Donne l’anneau à ton mari, Margarethe.
Avec plaisir ! La réponse venait du fond du cœur, et sa spontanéité rappela Mikhail à la réalité, redonnant à cet instant une sorte de banalité quotidienne au milieu d’un événement extraordinaire.
Précautionneusement, comme si elle était en verre, Marguerida se tourna vers Mikhail, l’anneau dans sa paume ouverte comme s’il la brûlait, et dit :
— Donne-moi ton doigt, et vite, mon bien-aimé ! Maintenant ! Mikhail tendit sa main gauche, auquel elle glissa l’anneau, sans toucher la pierre.
Avec cet anneau, je te marie, Mikhail Hastur !
Puis le tonnerre roula dans son esprit, la salle tournoya, et il se sentit sombrer dans les ténèbres.